Entrée Mademoiselle Juliette Princesse malgache
Partie du discours nom propre (titre de livre)
Auteur Siegrist A, 1937
Editions 1937. Imprimerie Moderne de l'Emyrne. Largeur: 14cm. Hauteur: 21cm. Pages: 65.
Vocabulaire 
Description Livre de 211 pages et quatre chapitres, contenant aussi:
Ombres et clartés,
Les obsèques du prince Razaokarivony,
Maladies et remèdes.
Tableaux et planches Tous les titres
Texte 

Aux lecteurs

Vous qui êtes arrivés récemment dans notre beau pays, qui avez admiré ses merveilleux paysages, vous êtes certainement impatients de compléter votre initiation en pénétrant l’âme de ses habitants.

Les récits que voici vous y aideront et vous les lirez certainement avec le plus grand intérêt.

Et vous autres, qui habitez la Grande Ile depuis longtemps et croyez connaître les mœurs malgaches, vous en commencerez la lecture avec scepticisme, mais vous la poursuivrez avec plaisir jusqu’à la fin câr elle vous fera connaître des aspects de la vie malgache que vous ignoriez. Nul autre que l’auteur ne pouvait entreprendre avec plus de succès la publication de ce livre.

Arrivée à Madagascar il y a plus de 35 ans, elle n’a cessé de se pencher avec sollicitude et bonté sur nos amis malgaches, et elle les connaît parfaitement.

Elle vous expose les efforts des meilleurs d’entre eux pour assimiler notre civilisation, et vous serez heureusement surpris de constater que, même en des temps très reculés, ces efforts furent souvent couronnés de succès.

Vous ne vous étonnerez plus alors que leurs descendants, que vous fréquentez, aient pu aussi facilement se rapprocher de nous, à la satisfaction de tous ceux, dont l’auteur, qui ont inlassablement travaillé à ce rapprochement.

FORGEOT

L’instant que l’on saisit n'est
bientôt que poussière —

Mademoiselle JULIETTE

Princesse malgache

Le temps fuit, les années et les jours passent emportant « bêtes, gens et dieux » dans leurs transformations et leur évolution, semant sur toutes choses, la fine cendre de l’oubli.

Explorer ces temps révolus, y rechercher un de ces visages qui s’estompent et s’effacent dans le passé pour lui rendre, pendant un instant, un peu de la vie qui l’a animé, est une tâche tout autre que celle du romancier. Celui-ci a le privilège de modeler ses personnages et de conduire les événements à son gré. L’historien, lui, essaie de dégager la vérité mêlée d’erreur, d’exagération, de contradictions, dispersée et cachée parmi les documents, récits, souvenirs comme les parcelles d’or dans la battée, et d’en sortir un lingot de bon aloi.

Dans ce but, essayons, si vous le voulez bien, cher lecteur, de suivre les traces à peine effacées de la princesse Renibodo. Elle n’était point de celles qui, hantant le mystérieux palais de Tananarive, sacrifiaient sur les douze montagnes sacrées, selon les rites et les traditions, mais bien de pure race betsimisaraka, de la tribu des Betanimena.

La famille de Renibodo se trouva intimement mêlée aux événements politiques qui agitèrent, à l’aube du XIXe siècle, la côte orientale de l’île. Cette partie du pays était particulièrement fréquentée par les Européens trafiquant avec les îles de l’Océan Indien.

Il arriva qu’un navire, cinglant vers l’île de France pour y porter un haut fonctionnaire français allant rejoindre son poste, fit, comme de coutume, escale à Tamatave. Ce grand personnage enleva une belle indigène de caste noble et son jeune enfant. Ce fut peut-être un roman d’amour, il eut, pour résultat, un fils que l'on appela Jean-René.

En 1811, cette femme et ses deux fils rejoignirent définitivement leur pays d’origine. C’est à cette date que nos possessions tombèrent aux mains des Anglais et que beaucoup de membres du personnel officiel français qui y résidaient rejoignirent l’Europe. Il est possible que, de ces deux événements, l’un fut la conséquence de l’autre. Les deux jeunes gens se trouvaient, de par le milieu dans lequel ils avaient été élevés, pourvus d’une éducation et d’une instruction qui allaient leur permettre de prendre, avec autorité, une place prépondérante dans leur famille et leur tribu.

L’aîné, le prince Ifisatra ou Fiche, était un de ces Betsimisaraka tels que les avait vus Flacourt, parés de qualités qu'ils semblent avoir perdues par la suite : d’une nature droite, franche, audacieuse et, de plus, doué d’une intelligence peu commune. Sylvain Roux, alors occupé à maintenir dans cette région l’influence française, l’apprécia bientôt, se l’attacha, en fit son interprète et son fidèle compagnon. En peu de temps, tout le pays, jusqu’à la rivière Ivondro, reconnut Fiche comme son chef incontesté et se rangea sous ses ordres. Lui et son frère commandaient les tribus jusqu'à Beforona. Jean René, à Tamatave, faisait figure de grand seigneur. Vêtu à l’élégante mode créole de l’époque, il caracolait sur de beaux chevaux. On l’appelait «c Mpanjaka-Mena », — Le roi rouge — ce qui ne voulait pas dire là « cruel » mais puissant. Il s’était composé un étendard muni de divers attributs à l’instar des nobles blasons et il négociait habilement, avec les navires marchands, d’esclaves, de bœufs et de pacotille étrangère. Il habitait une maison qui paraissait un palais aux naturels du pays ne connaissant que les cases de roseaux, elle était construite tout en bois, avec un étage et entourée de palissades faites de troncs d’arbres équarris, tel le palais royal de Tananarive.

Les deux frères étaient riches, craints, obéis, mais jaloux de leur autorité et ils veillaient à ce qu’on n’y portât point atteinte. Aussi, quand les deux personnages, si étranges à leurs yeux, qu’étaient les deux missionnaires Jones et Bevan, apparurent, ils en prirent ombrage. Les nouveaux venus se tenaient à l’écart de toute transaction commerciale ; ils professaient, au sujet des ventes d’esclaves, de folles et ridicules théories et devenaient ainsi suspects et dangereux pour tous ceux qui vivaient si largement de ce trafic. Chacun leur conseilla de fuir au plus vite ce pays malsain et puisqu’ils ne voulaient pas reprendre le bateau, de monter à Tananarive dans l’espoir que, s’ils échappaient aux dangers de la route, le roi hova les renverrait dare-dare à Maurice d’où ils venaient ! C’est Ifisatra qui, plus apte sans doute à comprendre les sentiments désintéressés des deux missionnaires, semble s’être rendu compte, le premier, de la pureté de leurs intentions. Il leur vint en aide, ce qui n’empècha pas d’ailleurs, les plus cruelles circonstances. Mais, il y eut bientôt des ennemis plus réels à combattre : les hovas envahisseurs. Déjà de loin, du haut de sa montagne sainte, leur roi étendait vers eux ses tentacules.

* * * *

Ifisatra et Jean-René firent face à ce danger, y opposèrent une tenace résistance. Ils pensaient d’abord s’appuyer sur la politique anglaise, mais, en vérité, celle-ci consistait à favoriser les hovas que l’on considérait comme les plus capables d’aider à civiliser le pays en l’ouvrant aux négociations et aux étrangers.

C’est alors que le caractère des deux frères s’accusa plus nettement.

Jean-René incertain, indolent, inconsistant, témoignait aux ennemis de l’intérieur Jes sentiments les plus instables allant de l’hostilité à la cordialité. Une correspondance s’échangeait entre Radama et lui. Il aimait à traiter familièrement le roi de Tananarive, il l’appelait «Blanc-Bec», se plaisait à se dire son égal. On trouve dans le cahier d’étude de Radama, copie d’une lettre qu’il écrivait en français au Mpanjaka-Mena. «Monsieur, lui disait-il, j’ai reçu votre lettre, mon cher frère, faite-moi le plaisir de m’envoyer du vin, de la liqueur, je voudrai (sic) avoir du drap rouge de première qualité, pas cher, je voudrais acheter un beau cheval, etc. »

Ifisatra, par contre, énergique, observateur clairvoyant, essayait d’ouvrir les yeux de son frère, de le mettre en garde contre trop de confiance. C’est en vain. Malgré ses avertissements, Jean-René se laissa circonvenir par Le Sage, envoyé de Farquhar, gouverneur de Maurice et s’aperçut trop tard qu’il était tombé dans un piège et qu’en traitant avec le messager anglais, il avait fait le jeu des ennemis ainsi que le prouve la suite de l’histoire. Radama attaqua Tamatave, avec une forte armée, il est vrai, mais l’emporta si facilement qu'on pourrait croire à des intelligences dans la place. Le traité conclu fut généreux pour Jean-René : il gardait le gouvernement héréditaire de la ville. Il resta en relations amicales avec les anglais, surtout avec Hastie, agent de l’Angleterre auprès du gouvernement hova. Il le nomma, à sa mort, son exécuteur testamentaire.

Il en était bien autrement d’Ifisatra qui, farouche, irréductible, se refusa à abdiquer et se réfugia, avec sa famille, dans l'ile aux Prunes où il entendait résister à l’aide de deux vieux canons français. Mais ne l’ayant pu réduire par la force, on l’abattit par la ruse. Il fut assassiné.

* * * *

C’est alors que se dessina la destinée de la jeune princesse Renibodo, fille de Fiche, que, dans cette tragédie, recueillit Monsieur Arnoux.

Le Capitaine Arnoux était officier de marine quand il fit le projet, de concert avec Monsieur de Rontaunay, riche négociant de Bourbon, de créer sur cette partie de la côte, une rhumerie qu’alimenterait une plantation. Ce projet se réalisa et, par la suite, à Imahela, près de Tamatave, s’étendirent des champs de canne à sucre tandis qu’une guildiverie fonctionnait. Un grand commerce était fait des produits de l’exploitation, le planteur avait à sa disposition, en rade de la ville, un trois mâts qu’il avait appelé étant marseillais « La Bonne Mère».

Ifisatra et Arnoux, unis par une de ces grandes amitiés scellées dans des serments et des échanges secrets, étaient frères de sang. Quand le prince mourut dans de si tragiques circonstances, son ami le pleura et, reportant son affection sur la jeune orpheline, il l’enleva sur la «Bonne Mère», la conduisit à Bourbon où, dans un milieu distingué, elle acquit une culture qui, développée par ses dons naturels, en fit, dans son pays, la femme la plus remarquable de son temps.

L’histoire se répète: Renibodo, devenue la princesse Juliette ou Mademoiselle Juliette, c’est ainsi qu’on l’appellera désormais, revint dans son pays natal. Elle avait associé sa vie à celle de Monsieur Delaslelle. Ce dernier, successeur du Capitaine Arnoux à Imahela, était, comme lui, officier de marine. Il apportait, à la tête de l’entreprise une activité, une ténacité qui produisaient leurs fruits. La plantation était une des plus belles de l’île, le sol était particulièrement propice à la culture des cannes, on en voyait des champs à perte de vue. On y comptait 50.000 pieds de vanille, 150.000 caféiers. On y faisait des essais d’acclimatation des espèces animales et végétales apportées des autres contrées. Les ateliers de meuniserie, de tonnellerie, les fabriques de sacs, les fours à poterie, les chantiers de construction navale vibraient et bourdonnaient comme des ruches en travail. C’était la vie intense, c’était la richesse ! Mademoiselle Juliette était une aide incomparable, elle prenait sa part de tous les travaux, de tous les projets. Installée à Tamatave, elle étonnait tous les étrangers qui avaient le privilège de la rencontrer.

Elle avait l'apparence d’une dame de son époque: mise avec le soin d’une Européenne de bonne famille, elle portait des robes de soie ou de mousseline aux formes amples de crinoline. Ces cheveux poudrés faisaient ressortir son teint sombre. L’expression de son visage était douce, pleine de finesse ; son regard, brillant et franc; son sourire, éclairé de dents très blanches ; ses manières, vives et actives malgré un certain embonpoint. Sa conversation surprenait : elle parlait le français avec la plus grande pureté, la plus rare perfection.

La même simple élégance se retrouvait dans sa case, la première en venant du rivage. C’était une vaste demeure, d’une propreté rigoureuse, toujours tendue de nattes fines et fraîches. Dès l'entrée, de jeunes esclaves nettement coiffées, vêtues de longues robes claires, se voyaient occupées à des travaux d’aiguille. La pièce qui pouvait être le salon était parée de fleurs à la façon créole, et, en bonne place, se dressaient deux grands portraits, des plus beaux qu'on ait faits, de l'Empereur Napoléon III et de l’Impératrice Eugénie. Des journaux, des livres : Molière, Beaumarchais, les auteurs anciens, les écrivains du temps que lisait et commentait la maîtresse de ce logis et dont elle parlait avec aisance et érudition ; sur cette plage de l’Océan Indien, c’était un oasis français.

Ses sentiments n’étaient pas seulement apparence, copie superficielle. Elle avait gardé du drame de son enfance, la crainte, la méfiance de tout ce qui n’était pas français. C’est sans doute à cet état d’esprit qu’il faut attribuer l’accueil hautain et froid qu’elle réserva à la voyageuse Ida Pfeiffer. Celle-ci s’est plainte, en effet, de n’avoir trouvé aucune aide auprès de Mademoiselle Juliette, malgré les lettres de recommandation de Monsieur Lambert, et d’avoir été toisée par cette princesse noire.

C’est aussi à cet amour pour la France qu’elle obéit en envoyant son fils Ferdinand Fiche y accomplir un cycle d’études qu’il parcourut d’ailleurs brillamment. Il entra à l’Ecole Centrale et en sortit dans les meilleurs rangs avec le diplôme d’ingénieur. Ce fils chéri était une nature d’élite. Caractère inquiet, sensible, trop modeste pour s’imposer, il resta toujours isolé dans un milieu qu’il dominait, qui ne pouvait le comprendre. Revenu près de sa mère pour partager ses travaux, il fut d’abord question de son retour en Europe ; cependant, repris par cette vie grande et simple, il abandonna ce projet. Ses capacités le mettaient tout naturellement à la tête de la guildiverie, mais il y travaillait sous le contrôle tyrannique des hovas dont il était tributaire. Il mourut à 35 ans, d’une maladie mal définie ; la princesse Juliette, prévenue trop tard, arriva pour le voir rendre le dernier soupir.

* * * *

En 1857, un violent cyclone dévasta la côte, jetant au rivage navires, équipages, passagers et nombre d’épaves. Mademoiselle Juliette fit preuve, en ces circonstances d’un rare sang-froid et d’une grande énergie. Elle organisa les secours, activa les bonnes volontés, mit en œuvre toutes les ressources pour sauver, recueillir, soigner les naufragés. Au temps où la reine sanglante dictait ses lois à Tananarive, où le mot d’ordre était « tue, massacre, brûle », il fallait un véritable héroïsme pour agir ainsi envers les étrangers abhorrés. Napoléon III, au récit de tant de bonté, de courage, de dévouement, lui décerna et lui fit remettre une grande médaille d’or de première classe. Mais la vieille reine, à la nouvelle que sa vassale, princesse déchue, avait reçu un tel hommage d’une grande puissance étrangère, s’inquiéta et demanda la raison d’une pareille distinction. La réponse était difficile à donner. Notre héroïne se tira de danger avec esprit : « N’est-il pas d’usage dans tous les pays, expliqua-t-elle, de reconnaître les services rendus par une somme d’argent? Cette pièce d’or est le prix de mes peines ». C’est ce que la cupide souveraine était tout-à-fait apte à comprendre.

Chez Juliette, cet esprit ne manquait pas d’ironie, même quand il s’agissait d’elle ; elle avait le sens du ridicule partout où il se trouvait. Un jour qu’elle paradait dans une cérémonie officielle, en grand cortège bariolé, revêtue de parures un peu trop voyantes à son goût, elle dit, en passant devant le groupe de ses amis français venus en spectateurs: « Laissez passer le veau gras » !

Elle aimait à consulter le guérisseur et le devin ; elle confiait qu’ils lui avaient été souvent de bon secours. Elle soignait son entourage avec des remèdes qui passaient par leurs mains et d’après leurs diagnostiques mystérieux. Mais, quoi d’étonnant; ne sait-on pas que le souverain occupant au même moment le trône de France avait foi dans les cartomanciennes ?

Monsieur Delastelle était mort en 1856 ; il reposait dans un grand tombeau construit à la mode malgache et où Ferdinand Fiche devait venir le rejoindre. Mademoiselle Juliette, déjà personnellement intéressée dans l’entreprise, avait hérité de tous les droits du défunt et se trouvait à la tête de l’exploitation. Mais cette succession n’était pas ce qu’on pourrait croire. Depuis la malheureuse affaire de 1845 qui avait causé la fuite des flottes françaises et anglaises, la position des Européens était devenue intenable. Tous ceux établis sur les territoires de l’orgueilleuse et irascible reine avaient dû se plier à ses terribles lois. Ainsi que ses sujets indigènes, ils pouvaient être vendus comme esclaves, voir leurs biens confisqués, subir l’épreuve du poison. Abandonnant le fruit de longues années de travail, tous s'étaient enfuis ; tous, sauf deux hommes plus hardis que les autres, deux français : Delastelle et Jean Laborde. Mais leurs efforts étaient entravés, surtout pour le premier dont tous les échanges s’effectuaient avec l’extérieur. Or les ports étaient fermés, plus aucun produit ne sortait, plus aucun ne rentrait. C’était la mort de toute cette vaillante industrie. Après des débats, des luttes, Delastelle terminait sa carrière désespéré et ruiné !

Mademoiselle Juliette prit courageusement la direction de ce désastre : mais elle racontait qu’en ces circonstances, il lui avait fallu faire des prodiges de diplomatie pour concilier les affaires avec la politique.

Elle n’oubliait jamais que les efforts de sa famille s’étaient toujours appliqués en faveur des Français. Elle cherchait, en toute occasion, à leur rendre service, à leur venir en aide, les traitant en amis privilégiés. C’est pourquoi, ceux qui ont pu dire qu’elle travaillait pour l’influence anglaise ont commis une grande erreur et n’ont jamais compris ses souffrances et la reconnaissance qu’elle avait gardée à ceux qu’elle considérait comme ses bienfaiteurs.

* * * *

Mais les événements se précipitent, nous sommes en 1861, le vendredi matin, 16 Août, un soleil de liberté se lève sur Madagascar ; après 33 ans de règne, la vieille reine, âgée de 81 ans, vient de rendre le dernier soupir. Un souffle de délivrance passe sur le pays, les prisons s’ouvrent, les exilés reviennent, la vie reprend son cours.

Tous les yeux se tournent vers Rakotondradama, héritier et successeur de sa mère. Agé de 32 ans, il est aimé du peuple. De ses précepteurs, hommes d’élite, il a reçu une culture exceptionnelle ; il est gagné aux idées nouvelles ; son désir est d’ouvrir son pays à la justice et au progrès, de réparer le mal causé par les persécutions. Chez lui, aucune pensée, aucun geste de vengeance ; ses ennemis ses rivaux restent libres. Il déclare que, même au risque des dangers qu’il peut courir, il ne veut verser le sang d’un seul de ses sujets.

Il rend à Mademoiselle Juliette ses titres, son rang. Il la nomme princesse hova et lui décerne la croix d’officier de l’ordre du roi. Elle a environ 50 ans à cette époque ; elle a fait l’expérience des vicissitudes et des grandeurs humaines et toutes ces distinctions la laissent aussi naturellement calme et digne.

Tamatave est un poste de confiance, c’est la porte du royaume; la princesse en fait les honneurs aux ambassadeurs qui prennent contact avec le gouvernement hova. C’est d’abord l’envoyé de l’empereur des Français, le baron Brossard de Corbigny qui arrive sur la goélette de guerre « La Perle » et qui admire sa gracieuse et intelligente hospitalité. Puis, quelques mois plus tard, le Commandant Dupré, chef de la Mission chargée de représenter la France au couronnement de Radama II.

* * * *

Ce matin de Juillet 1862, quand les navires français revirent la côte pittoresque et sauvage de Tamatave si longtemps interdite, le gouverneur de la ville, Andriamandrosoa perdit quelque peu la tête. Il était de la vieille école et ne comprenait rien à un changement aussi complet dans les idées et les traditions. Il appela donc en hâte Mademoiselle Juliette à la Batterie, poste où il se sentait en sûreté ; et il y était avec elle en conférence inquiète quand la flotte signala son arrivée, sollicitant un salut de bienvenue qu’elle ne reçut pas. Bien plus, le gouverneur crut plus prudent, malgré les conseils qui lui étaient donnés, de ne pas se montrer et, manquant à toutes les lois du protocole et de l’hospitalité, il n’alla pas au devant de l’envoyé impérial qui se trouva, à sa grande stupeur, seul, au milieu des sables, avec son escorte. Au premier instant de la reprise des relations entre la France et Madagascar, la situation était délicate et menaçait de compromettre le prestige de la mission. Aussi, fallut-il, par la suite et pour la dénouer sans incident diplomatique, toute la subtilité du Commandant Dupré et toute sa fine bonté pour épargner au pauvre peureux une cruelle humiliation devant les troupes et la population de la ville.

Mais Mademoiselle Juliette était là, assez égayée par ces ridicules aventures. Le chef de la mission lui présenta les lettres l’introduisant officiellement auprès d’elle et avec sa décision et son énergie habituelles, elle s'occupa, dans les moindres détails, de l’expédition qui devait atteindre la capitale dans les meilleurs conditions possibles. Il y avait tout à prévoir pour ce convoi qui se composait de près de 500 hommes : filanzanes, porteurs, pirogues, gîtes d’étapes, bagages, provisions, relais etc. De plus, elle écrivit à la reine sa cousine, à divers personnages pour annoncer le départ, préparer l’arrivée. Elle dispensa minutieusement les conseils et les recommandations que lui dictaient son expérience et sa connaissance des habitudes et des goûts des Européens.

Avant le départ, par ses soins, un grand banquet fut offert à l’ambassade française qui eut là, une de ses premières surprises, devant le repas de 80 couverts servi avec luxe et élégance.

* * * *

Le 15 Juillet à midi, toute la caravane quittait Tamatave. La princesse se rendait elle-même aux cérémonies solennelles où une place de choix lui était gardée, mais elle s’y dirigeait par une voie plus rapide et plus sûre que celle que devait suivre la troupe du Commandant Dupré. Celle-ci avait à braver les lacs infestés de caïmans, les marais pestilentiels, les tourbières perfides, autant de sentinelles avancées, gardiennes de la ville sacrée défendue si longtemps aux étrangers et aux colons. Madame Ida Pfeiffer en avait fait la mortelle expérience, elle qui fut emportée, quelques mois après son retour en Europe, par les tenaces fièvres malgaches gagnées dans ces régions.

A Voabozo, capitale des Betanimena, les deux convois se rencontrèrent et cela donna l’occasion à Mademoiselle Juliette d’offrir au Commandant un ravissant ibis huppé vivant qu’on dut, hélas ! sacrifier au repas du soir.

La voyageuse et son équipage atteignirent Tananarive le 20 Juillet, une semaine avant le Commandant Dupré. Cette avance permit à la princesse de préparer la réception des hôtes étrangers et aussi d’ordonancer les fêtes, banquets et bals qui devaient précéder le couronnement et se donner dans les hauts quartiers aristocratiques de la ville, autour du Palais royal. Elle-même était reçue, en même temps que Monsieur Laborde, chez un des membres de la meilleure noblesse Andriamasinavalona.

La date du 31 Juillet fut choisie pour la présentation des envoyés français à la Résidence princière. Jusqu’ici, ils n’avaient vu que l’entourage assez disparate des souverains ; aussi attendaient-ils ce moment avec une impatiente curiosité. Qu’allait être ce Radama dont on parlait depuis si longtemps et qu’on représentait comme un prince sortant tout civilisé d’un peuple barbare ?

Il leur apparut vêtu (politesse protocolaire) de l’uniforme de général de brigade français, d'une coupe parfaite et porté avec aisance : culotte de chamois blanc, dolman bleu agrémenté d’un large ruban rouge en sautoir, et d’une décoration posée sur le côté gauche. De petite taille, mais très bien proportionné, il présentait le type des hautes castes hovas : teint bistré, beaux yeux noirs, nez busqué, bouche épaisse ombragée d’une fine moustache. Son sourire découvrait des dents très blanches et jetait sur son visage un éclair de bonté. C’était décidément la bonté qui dominait dans cette physionomie qui, pensive et attentive dans le silence, s’animait dans le discours. Quand on le connaissait mieux, on savait qu’il poursuivait un rêve, celui d’apporter à ses sujets, à ses amis, un message de paix et de liberté.

Il pouvait faire penser à un de ces chevaliers de la légende qui ont charmé notre adolescence par leurs exploits fabuleux. Voués aux saintes causes, ils n’avaient pour armes que des mains et un cœur purs, une épée vierge de tout crime. Etait-ce bien suffisant pour un conducteur d’hommes ?

A côté de lui, Rabodo n’était pas telle que nos jeunes officiers s’imaginaient une reine africaine ; ils s’attendaient à plus de plumes, plus de clinquant et ils avaient devant eux une femme élancée, au teint d’ambre, aux yeux petits mais vifs et expressifs, à la bouche fine, aux cheveux nattés dans une résille d’or. Ceux qui avaient été dans les îles du Pacifique reconnaissaient pur, en elle, le type des habitants de ces pays. Elle portait une élégante toilette parisienne sur un fond de satin blanc une robe de transparente mousseline brodée de fleurs légères. Sur sa tête, tremblaient les gouttes de diamant d’un diadème. Telle quelle, droite sans raideur, avec sa dignité, sa grâce distinguée, elle aurait eu sa place dans la société la plus choisie.

Visiblement plus âgée que son mari (on lui donnait 15 ans de plus) elle avait gagné son cœur par sa sage raison, sa claire intelligence. Comme elle réunissait les conditions dynastiques étant de même lignage que lui, par les femmes, la vieille reine favorisa ce penchant et lui conféra le titre “d’Epouse d’Etat” (Vadim-panjakana) détenu d’abord par Ramoma la première femme du jeune prince. Il semblait bien qu’elle dût être un heureux élément d’équilibre, ayant gardé le respect des précieuses traditions dont le jeune roi s’était dangereusement détaché.

Autour d’eux se pressaient les princes et les princesses, les nobles, les dignitaires.

La cérémonie se déroula selon un ordre soigneusement réglé d’avance. Les hymnes français et malgache retentirent, les présentations furent faites selon les préséances et traduites par Monsieur Laborde, les santés furent portées au nom de Napoléon et de Radama, de l’impératice et de Rabodo, le tout avec une simplicité et une grâce aimables. Mais, qu’y avait-il derrière les tentures de soie pourpre? Qu’aurait-on trouvé si on les avait soulevées ? N’aurait-ce pas été cette barbarie qui, à peine quelques mois auparavant, régnait dans ces lieux ?

Le 7 Août, l’ambassade fut conviée par Radama à un dîner suivi de bal. Le protocole ne permettait pas au prince d’y assister. C’est chez Rahaniraka, ministre des Affaires Etrangères que cette fête eut lieu.

Rahaniraka avait été élevé en Angleterre et paraissait bien désigné pour remplir ces hautes fonctions particulièrement délicates en ces circonstances. Ne fallait-il pas montrer aux étrangers ce qu’on désirait être, ce qu’on pouvait être désormais vis-à-vis du monde civilisé ? De plus, la demeure du ministre était une des plus belles et des mieux meublées de la ville. Le roi aimait Rahaniraka; il avait été un de ses éducateurs. De son séjour en Europe, il avait rapporté pour la France cette sorte d’admiration romanesque que Napoléon provoqua encore longtemps après sa mort. Sa tristesse, sa maussaderie n’étaient pas dues, comme l’a pensé le Docteur Vinson, à son peu de sympathie pour les Français, mais bien à une grave maladie de cœur, qui l’emporta deux mois plus tard.

A l’heure et au jour dits, dès leur arrivée, les invités furent saisis par l’aspect du vaste salon carré, décoré avec une splendeur tout orientale. Tout autour de la salle, et ainsi qu’on le voyait souvent dans les belles maisons de Tananarive, courait une galerie à mi-hauteur, soutenue par des colonnes rappelant les balcons des cours intérieures des habitations arabes et espagnoles. Les murs étaient couverts de tentures aux couleurs vives représentant des scènes de la guerre de Crimée ; le plafond disparaissait sous un damas de soie jaune d'or ; trois lustres de cristal s’illuminaient de bougies de cire ; partout brillaient des miroirs aux cadres dorés.

La table, large et longue, supportait un appétissant étalage de mets de toutes sortes : rôtis, volailles, pâtés, légumes, fruits, pâtisseries et des vins renommés disposés parmi la belle vaisselle, l’argenterie, les cristaux.

Les familles princières, les ambassadeurs, les envoyés des tribus s’y placèrent, selon les habitudes d’Europe, chaque étranger était assis entre deux princesses. Ces dames avaient copié, tant bien que mal, les atours de l’Impératrice Eugénie et de la Reine Victoria. L’une d’elles se paraît de velours amarante et de dentelle blanche, une autre de satin jaune paille voilé de dentelle noire. Au haut bout de la table, présidant ces agapes, vêtue d’une somptueuse robe rouge brodée d’or, siégeait la princesse Juliette.

Les hommes se contentaient de l’habit de ville plus discret que l’uniforme et se prêtant moins aux fantaisies de mauvais goût. Il y avait cependant quelques surprenants accessoires, c’est ainsi que tous les élégants portaient de lourdes boucles d’oreilles.

Les musiques ne cessaient de jouer, soit des airs patriotiques tels que l’air de Radama ou la Marseillaise, soit des airs à la mode comme « Partant pour la Syrie », «La fille du Régiment», «Les deux gendarmes».

Le moment venu, les politesses s’échangèrent, toasts, discours, hommages. Les noms des souverains français se mêlaient à ceux de Radama et de Rabodo. Il y eut des promesses, des projets. Mademoiselle Juliette étant à peu près la seule à comprendre et à pouvoir traduire tout ce qui se disait.

Les jeunes officiers trouvaient charmantes ces petites princesses exotiques dont le teint allait du bois de rose à l'ambre clair. Elles mêmes se montraient ravies de l’aimable empressement de leurs voisins de table ; mais les propos étaient difficiles, on suppléait à la parole par des gestes, le repas un peu guindé s’en anima ; de part et d’autre on essayait de prononcer quelques mots de la langue étrangère, cela provoqua des rires, dès lors, on était au diaposon pour commencer le bal.

Il s’ouvrit par le classique quadrille des lanciers, puis se poursuivit par des polkas et des mazurkas. Enfin, à l’enchantement des invités un peu las, sans doute, de toutes ces politesses trop convenues, les malgaches exécutèrent une des plus captivantes de leurs danses indigènes, celle qu’on pouvait encore voir danser il y a une trentaine d’années et qui, par sa souplesse et sa langueur, rappelait les plus voluptueuses danses espagnoles.

Commencée à 4 heures, la réception se terminait à 9 heures et demie et, sur leurs filanzanes, franchissant les ravins et les torrents desséchés qu’étaient alors les rues de la Capitale, les convives regagnèrent les logis qui leur avaient été assignés.

Pour recevoir le chef de la mission française, la maison de Raharolahy, après mûres réflexions, avait été choisie. Dès sa jeunesse, confié aux instructeurs européens par Radama I, il lisait les langues anciennes, parlait très bien le français et l’anglais. Ayant fait partie, comme secrétaire, de l’ambassade de 1836, il avait approché les souverains d’Europe et s’était assis à la table de Louis-Philippe ; le roi bourgeois avait remarqué sa noblesse naturelle.

Avec quelques autres de ses compatriotes, il formait un groupe qui s’isolait de son entourage ignorant et avide. Ces hommes lettrés et cultivés cherchaient à ses sources, par des lectures et des études sans cesse renouvelées, cette civilisation dont ils avaient soif. N’aurait-on pu dire d’eux :

« Comme ceux qui, parmi les Papous,
chercheraient une nouvelle Athène»?
Raharolahy avait à ce moment-là environ 50 ans; il était grand, maigre, un peu courbé toujours mis avec recherche. Ce fut avec une aisance discrète qu’il reçut l’hôte le plus distingué de la députation et avec une fière réserve qu’il lui présenta sa famille.

Il était un sujet d’étonnement pour le Commandant Dupré qui, en conversant avec lui, admirait non seulement sa correction extérieure, mais aussi ses qualités de fine observation, la droiture de son jugement, la mesure de ses propos et la douce et souriante philosophie de son caractère.

Dans de telles rencontres entre de tels hommes, si différents d’origine et de race, il y a comme des liens mystérieux qui pourraient faire penser à de lointaines civilisations perdues, à des retours d’hérédité et de circonstances, comme des conjonctions d’astres.

Raharolahy portait le titre de ministre de l’Intérieur, ce qui ne correspondait à rien de réel.

* * * *

L’ambassade anglaise se présenta devant la ville le 8 Août, confiée au Général Johnstone. Elle reçut les honneurs diplomatiques et militaires. De la terrasse d’Andohalo, dominant l’horizon, les officiers français surveillant l’arrivée du cortège remarquèrent avec satisfaction que la suite britannique était moins brillante que la leur !

Une politesse en appelant une autre, la colonie française convia tous ceux qui avaient dans Tananarive, un titre ou une fonction officielle, à célébrer le 15 Août, la fête de l’Empereur. Monsieur Laborde nommé consul de France, de concert avec le Commandant Dupré, voulait que cette cérémonie revêtît un caractère de grandeur et de solennité capable de frapper les coeurs et les esprits.

Le matin de ce jour se leva tel qu’il pouvait être en cette saison d’hiver, frais et voilé. Dans la cour du Consulat situé à Andohalo, pour la première fois sous le ciel de l’Imerina, en présence de tous les Français alors dans la capitale, des troupes, des autorités indigènes et de Radama même, le drapeau tricolore fut hissé, déployé, salué au son de la Marseillaise et des salves d’artillerie. Puis, le cortège dont faisaient partie le roi et la reine, se dirigea vers l’Eglise catholique pour y entendre une messe solennelle. A la suite de quoi, tous les invités se portèrent vers Ambohitsirohitra, propriété de campagne de Monsieur Laborde, où une grande tenle avait été dressée, ornée des pavillons des trois nations et d’écussons portant les initiales des trois souverains : N.R.V. Cette tente abritait une longue table que chacun s’était efforcé de rendre élégante pour accueillir tant d’éléments divers. Et que de délicatesses ! des bouteilles au long col, des flacons coiffés d’argent, des conserves de Chevet, des foies gras du Périgord !

Au début, Radama salua ses hôtes, mais le moment des discours venu, le Commandant Dupré se leva. C’était un homme de haute taille, de belle apparence. Il parla au roi comme l’aurait pu faire un frère aîné, le mettant en garde contre la griserie du pouvoir, l’attrait du plaisir, lui conseillant de se placer chaque jour en face de sa grande tâche, de sa lourde responsabilité et de s’appuyer sur Celui qui règne sur tous les rois. Ces paroles paraîtront prophétiques. Puis, s’inclinant devant l’envoyé de l’Angleterre, il rappela, avec délicatesse, le deuil cruel qui assombrissait la Grande Bretagne et ses amis en la personne du Prince Albert; il rendit hommage à la sage souveraine qui conduisait le destin d’un si vaste empire ; il nomma le prince de Galles, espoir de cet empire.

Il se sentit compris. Le roi, devant ce merveilleux accord des deux plus grandes nations du monde crut étreindre son rêve de fraternité universelle; les anglais furent émus dans leur orgueilleux loyalisme.

C’était la France qui parlait, la France brave et sensible, vaillante dans ses folies généreuses et dont le génie si divers, la ténacité et la puissance au travail s’étaient déjà déployés sur cette terre même dans l’œuvre extraordinaire accomplie par certains de ses enfants.

Le Général Johnstone répondit sur le thème de la générosité faisant, à son tour, l’éloge de l’Empereur des Français représentant d’une nation qui savait laisser sous ses pas tous les bienfaits d’une civilisation raffinée.

Les étendards se mêlaient dans un même souffle ; la foule, au dehors, était attentive aux échos de ces voix alternées et aux applaudissements. Cependant, on remarquait l’absence dans celte assemblée de Rainilaiarivony, le Commandant en chef du royaume. Il était souffrant. Toute sa vie, il lui manquera d’avoir vécu cette heure.

Les fêtes du couronnement préoccupaient tous les esprits; elles avaient d’abord été fixées au 15 Août, date à laquelle expiraient les 48 lunes qui, suivant la coutume, devaient s’écouler avant, la présentation du nouveau roi. Mais le prince voulait, pour ce jour-là, tous ses amis auprès de lui. Or Monsieur Lambert, celui qu’il appelait son frère, parti en mission en Europe, n’était pas revenu. Il convenait de l’attendre.

Monsieur Lambert, né à Redon, avait passé sa jeunesse à Nantes et, comme tout bon Breton, il avait répondu tôt à l’appel de la mer. Fixé à Maurice par son mariage avec une jeune créole, il y menait la vie fastueuse des Iles, grâce à une grande fortune acquise surtout par la traite. Dans sa maison de campagne «les Pailles», située à quelques milles de Port-Louis, dans ses grands appartements, avec ses nombreux serviteurs ses équipages, sa table soignée, il offrait une luxueuse hospitalité.

A l'aide de ses bateaux, il explorait les côtes malgaches sur lesquelles il y avait encore tant à découvrir. Il y trouva une mine de houille, dans la baie d’Ambavatomby et la fit exploiter. Puis, il eut la chance de pouvoir ravitailler une garnison hova en détresse à Fort-Dauphin, ce qui lui valut la reconnaissance de Ranavalona. Elle le nomma duc d’Imerina et le favorisa dans son commerce. Par la suite, compromis dans le complot de 1857 destiné à détrôner la vieille reine, il fut exilé. Mais l'amitié formée entre Radama et lui était restée vive ; ils étaient liés par le serment du sang.

Peut-être le jeune prince eut-il pu avoir un ami plus prudent et plus adroit, car les démarches dont Monsieur Lambert s’était chargé n’eurent pas de suites heureuses. Sans doute prématurées ou mal étudiées, elles n’aboutirent à rien.

La présentation du prince Rakotondradama au peuple fut définitivement fixée au 23 Septembre. En attendant ce grand jour, le temps se passait en promenades, en visites, en réunions entre amis. Un jour, c’était une chasse à la sagaie, organisée par le roi, à Mahamasina, et que les spectateurs contemplaient du haut de la terrasse du Consulat dominant la vallée. Pietre divertissement consistant à poursuivre quelques vaches et quelques cochons apeurés fuyant devant les lances. Une autre fois, une course de filanzanes laissait glorieusement victorieuse l’équipe des porteurs Betsimisarakas qui avait amené le Commandant Dupré de la côte.

Le 25 Août, un grand gala réunissait au palais d’argent les deux ambassades, la famille royale, les ministres et les visiteurs des tribus. Il était évident qu’on ne voulait pas être en reste de faste et de splendeur.

Puis, on se retrouvait souvent à la maison de plaisance de Radama, celle qu’il avait fait construire en pierre à Ambohimitsimbina. On y appelait les musiciens, les danseurs, les chanteurs. Le prince aimait la danse, il était brillant danseur. Quelquefois, il faisait jouer ensemble, les trois hymnes, français, malgache, anglais. Gela pouvait témoigner d’une touchante entente sentimentale, mais n’offrait pas le moindre accord musical. C’est là qu’on rencontrait Rasoamienja, la favorite du roi, qu’on appelait Mary, celle que les coutumes lui permettaient de prendre comme troisième femme, parmi les esclaves. Elle avait été en effet, esclave de la reine Rabodo. Rien ne semblait la désigner pour l’honneur qui lui était échu : elle était laide et sans charme, maigre et noire ; devant la gaieté des autres son regard se durcissait. Elle parlait avec froideur et sécheresse. Ida Pfeiffer l’avait connue en 1857 chez Monsieur Laborde où elle fréquentait avec une de ses amies ; elle y venait voir son fils, âgé alors de 5 ou 6 ans, que Monsieur Lambert avait adopté en lui donnant son nom, par affection pour Radama. Elle était ridiculement vêtue d’élégants vêtements européens que, dans son ignorance de la mode, elle attachait parfois à l’envers. Elle avait eu le 7 août de cette même année, un second fils qui fut appelé Rajaonsoamienja et dont la ressemblance avec le prince était marquée. Il mourut pauvre et ignoré vers 1910, à Fianarantsoa. On racontait que cette Mary avait souvent aidé Radama à sauver des malheureux du supplice, au temps des persécutions. Elle blâma le roi de ses orgies à la maison de pierre et s’en détacha, elle se convertit au christianisme.

Sa maison fut, plus tard attribuée à Monsieur Garnier, consul de France à Tananarive.

Les pourparlers diplomatiques réglant des questions sérieuses et délicates entre les gouvernements français et hova avaient rempli les jours qui précédèrent l’arrivée de l’ambassade anglaise ; les relations n'avaient donc plus rien que d’agréable et d’amical. Monsieur Laborde tenait table ouverte, car tous les français disséminés dans la ville prenaient leurs repas chez lui et chaque jour arrivaient, à l’improviste, quelques nouveaux convives : Radama ou Rabodo, des membres de la mission anglaise ou des amis malgaches, ceux-ci aimaient le caractère français, familier, liant.

Tant et si bien que le maître de la maison, dont la salle à manger devenait trop petite, fit, monter au consulat la grande tente du 15 Août. Et, le soir, quel charme harmonieux et plaisible avaient ces instants passés à contempler des hauteurs escarpées, le doux et lumineux paysage, le cirque de montagnes, les nombreux villages pittoresquement groupés, le damier des rizières, le miroir du lac, l’éclat mouvant du fleuve et sur tout ce féérique panorama, les jeux de l’ombre et de la lumière !

* * * *

Monsieur Lambert était de retour ; il rapportait les présents de Napoléon III au roi et à la reine de Madagascar. C’est le 20 Septembre, que ces cadeaux furent étalés devant les yeux éblouis de la cour. Ils consistaient en vêtements et en parures : manteaux de cour, uniformes, copies exactes, disait-on, de ceux de l’Empereur lui-même ; des robes de moire blanche, une couronne, un diadème ornés de pierres précieuses ; des chapeaux, des chaussures et merveilles inconnues ; des crinolines. Le tout choisi à la taille et à la mesure des destinataires par Monsieur Lambert, homme de goût et ami généreux. On estimait à 50.000 francs les dons qu'il fit personnellement à Radama.

De plus en plus, la ville s’animait. Les représentants des tribus les plus lointaines arrivaient avec leur suite compliquée de femmes, d’enfants, de musique, de porteurs de batteries de cuisine. Ils étaient salués par un nombre de coups de canon correspondant à leur importance. La semaine qui précéda le couronnement, la foule était de jour en jour plus dense sur les routes et sur les marchés. « Tel un épais vol de sauterelles » dit un témoin.

Les nuits du 21 et 22 Septembre furent aussi agitées que le jour. Tananarive, comme Rome, fille des collines, s’entoura d’un étincelant collier de feu. Personne ne put dormir, chacun était anxieux de s’assurer une place sur le chemin du cortège.

Le mardi 23 Septembre se leva très clair et très pur ; le ciel était débarrassé de ses brumes d’Août et les nuées d'orage ne venaient que plus tard. La foule palpitante couvrait de ses lambes blancs les pentes des collines. Partout flottaient les étendards blancs bordés de rouge avec les écussons R.II.R. (Radama II Rex).

A onze heures, le premier coup de canon donnait le signal du départ des nouveaux souverains de leur palais. Passant rapidement sur la pierre sacrée d’Andohalo, ils s'engagèrent dans la descente qui mène des hauteurs au bas de la ville, au milieu des acclamations du peuple.

En avant, à cheval, en filanzane, s’avançaient les nobles, les notables, puis les musiciens, avec leurs instruments d’argent massif, les messagers du roi, corps privilégié. Les danseurs et les chanteuses précédaient la reine. Celle-ci, sur une chaise à porteurs ornée d’or, soutenue par des mpilanja marchant d’un pas glissé, légèrement balancé, sans heurt, comme s’ils avaient la charge d’une chose infiniment fragile et précieuse, était parée d’une robe de satin blanc, du même blanc mat que celui des daturas en fleurs ; un lamba pourpre l’enveloppait et un manteau de cour rouge sang s’étalait sur ses épaules. Ses bijoux d’or jaune du pays, finement travaillés par les artistes indigènes, étaient disposés selon la sagesse des nombres : trois colliers au cou, trois bracelets à chaque bras et sur la tête le diadème aux sept branches symboliques. Au dessus d’elle, s’étalait une large ombrelle en soie rouge surmontée d’une boule d’or.

Le roi suivait, campé sur le pur sang arabe que lui avait offert Monsieur Lambert avec son harnachement de cuir et d’acier fin damasquiné d'or. Il avait revêtu l’uniforme de maréchal anglais dont le rouge éclatant le séduisait, recouvert du manteau de cour (couleur du sang d’un jeune taureau) brodé d’or. Il s’abritait, lui aussi, sous une immense ombrelle écarlate, insigne de la puissance royale.

Deux jeunes gens, choisis parmi la fleur de la noblesse, tenaient la bride de sa monture à droite et à gauche.

L’entourant de près, se trouvaient tous ses amis, tous ceux qui, ayant été à la peine, méritaient d’être à l’honneur.

Suivaient, selon cette règle de la politesse qui veut que les plus honorés paraissent les derniers, les ambassadeurs étrangers vêtus et parés d’une façon qui provoquait l’admiration.

Le défilé marchait entre deux rangs de soldats armés de lances d’argent.

Tout cela n’était pas sans présenter une splendeur violente et un peu sauvage : ces couleurs, ces clameurs, ces chants, ces claquements de mains, cet éclat de l’or et de l’acier étaient en parfait accord avec ce soleil d’Afrique.

La marche du roi s’accompagnait, à intervalles réguliers, de coups de canon et de salves d’artillerie ; mais, lorsqu’il arriva à Mahamasina, but du cortège, toutes les armes partirent en même temps et les chants et les acclamations retentirent.

C'est sur ce lieu, qui avait vu plus d'une démonstration païenne et sanglante, que s’élevait la pierre sainte sur laquelle les rois recevaient et donnaient le serment de fidélité. Elle avait été recouverte d’un dais en tissu rouge vif sous lequel Radama et Rabodo se mirent, dominant la foule, l'immense foule où chacun trouvait sa place selon son rang, son titre, son origine, ce qui avait demandé, de la part des organisateurs, une connaissance approfondie des castes, des traditions et de la signification des points cardinaux. C’est ainsi que se groupèrent la famille royale, chaque degré de la noblesse, les envoyés des tribus, l’armée, les étrangers, le peuple. Les représentants des différentes confessions religieuses, protestants et catholiques, se trouvèrent ainsi réunis aux porteurs d'idoles d’une façon bien inattendue.

Le roi debout, le silence s’établit, tous les regards se fixèrent sur lui. Prenant alors la couronne préparée auprès de lui, il se la posa sur la tête, puis il couronna Rabodo. Le Premier Ministre, au milieu du Champ de Mars commanda les honneurs tandis que s’élevait l’hymne royale.

On retrouvait là, dans cette partie de la cérémonie le souvenir des lectures et des admirations du prince, son désir d’imiter le grand Empereur français. Sans doute, il avait souvent pensé à ce moment solennel qui devait venir pour lui et à la façon dont il procéderait. Que n’avait-il là un David pour immortaliser son geste ! Ce geste qui, tout en éveillant l’attention des Européens présents, avait l’avantage de mettre d'accord le Père Jouen et l’évêque Ryan qui avaient sollicité, l’un au nom de la France, l’autre au nom de l’Angleterre, l’honneur de sacrer Radama II.

Le roi se présenta alors devant son peuple comme son conducteur légitime, désigné par Dieu et les ancêtres. Ce fut d’une voix ferme, d’une parole facile et qui résonnait au loin qu’il promit à ses sujets la justice et la liberté. Son discours était coupé par les vivats qui se prolongeaient au loin.

Y avait-il donc, dans cette multitude qui semblait n’être qu’un cœur et qu’une âme, de sombres projets de trahison ?

Ce même soir, les portes du Palais royal, qui s’étaient refermées derrière le cercueil de la reine, s’ouvrirent pour la première fois depuis sa mort. Elles s’ouvrirent toutes grandes non seulement pour recevoir les nouveaux souverains suivis de leur cour, mais aussi pour faire accueil aux étrangers qui en avaient été bannis.

* * * *

Dans ces foules, n’avons-nous pas perdu notre princesse Juliette ? Non, car elle a été partout, sur la scène et dans la coulisse. A ce moment elle se proposait de rentrer dans son fief. Cependant, si l’exode commença dès le 25 septembre, ce n’est qu’un mois après qu’elle se mit en route avec l’expédition Dupré. Elle partit remplie d’espoir : les ports largement ouverts, le commerce libre, c’était la possibilité de reprendre l’œuvre depuis si longtemps entravée.

Hélas, tous ces projets n’étaient que feux de paille et nos voyageurs, au moment de perdre de vue le séjour si charmant et si hospitalier qu’ils quittaient, ne se doutaient guère en se retournant une dernière fois pour contempler, dominant sur l’horizon lointain, le profit des palais cornus de Tananarive, que, bientôt, tout ceci ne serait plus qu’un souvernir voilé de deuil.

En mai, des nouvelles confuses, apportées par les convois arrivant des Hauts-Plateaux, se propagèrent sur la côte. On racontait, avec effroi, que des puissances mystérieuses soulevaient des bandes de visionnaires, que les ancêtres, les idoles réclamaient le retour aux traditions, le châtiment des sacrilèges. Tandis que le roi, insouciant et imprudent, méprisait ces menaces, la reine mécontente et inquiète essayait de le ranger sous un plus sage conseil que ses frivoles favoris. Les étrangers perplexes regardaient, impuissants, ce curieux, désordre, et les conspirateurs, dans l’ombre, voyant l’heure venue de reprendre un pouvoir qui leur avait si complètement échappé, faisaient converger tous ces événements vers un but qui resta caché, jusqu’au dernier moment, à la plupart même des acteurs de ce drame.

Mais, les faits étaient là, qu’on ne pouvait qu’accepter. Rabodo, reine malgré elle, terrorisée par les menaces, le sang répandu autour d’elle, commençait un nouveau régime. Régime de transition tel qu’aurait dû être, sans doute, celui du roi assassiné. Assassiné parce qu’il était allé trop vite dans ses désirs de progrès, parce qu’il n’avait pas su mettre, au niveau de son entourage, ses paroles et ses actes, parce qu’il s’était laissé porter à des excès devenus de trop bons prétextes aux mortelles violences dont il avait été victime.

La position était moins que sûre pour ceux qui s’étaient emparés du pouvoir par ce coup de force. La méfiance et la contrainte réapparaissaient et Rabodo, devenue Rasoherina, reçut en hâte la couronne, le 30 août 1863, dans le plus simple cérémonial, sans attendre l’expiration des délais exigés par la loi des ancêtres. Ne disait-on pas que Radama était encore vivant, qu’on l’avait vu, qu’il se cachait prêt à reparaître à la tête de ses partisans ?

Que pouvait être la vie de Mademoiselle Juliette après l’écroulement de tous ses projets ? A la tête d’immenses propriétés, elle vivait difficilement. Il aurait fallu tout remettre en état, relever les ateliers et les ruines, renouveler les plantations, réparer les machines. Ses demandes et ses appels à la Reine et au Premier Ministre restaient vains. Ceux-ci faisaient d’autres calculs, ils cherchaient un capitaliste qui se chargerait de tous ces frais, quitte à sacrifier les droits de la légitime propriétaire pour négocier une si belle affaire. Mais celle-ci, avertie, sut détourner le danger et éviter la catastrophe définitive. Cependant, elle devait envoyer à la reine, pour l’apaiser, la faire patienter, une grande part des maigres bénéfices.

Au milieu des domaines, à Mahasoa, (Belle Vue) s’élevait la maison, mélancolique et solitaire, dans son cercle de collines, sous ses grands ombrages. C’est là qu’avaient été dépensés tant d’activité, de courage, d’intelligence, qu’avaient été données tant de fêtes brillantes, qu’avait été offerte une si large hospitalité. Quand Juliette y allait, c’était pour marcher, parmi les souvenirs, à travers les allées des jardins dévastés et dans la maison ouatée de silence, veloutée de poussière. Tout était l’image de l’abandon ; une seule place gardait l’apparence de la vie, et c’était celle qui renfermait la mort ; le tombeau de l’animateur du lieu, paré et jalousement veillé par des gardiens fidèles.

* * * *

Dans la capitale, la roue du char de l’Etat tournait lentement, avec précaution. Le Premier Ministre jouait un grand rôle : il s’activait, posait les premières pierres d’édifices nombreux : des écoles, des églises, un premier hôpital.

Rasoherinampanjaka avait peu de santé, elle voyageait, faisant des changements d’air. Ces déplacements comportaient une suite immense composée de milliers de soldats, d’une grande quantité de bagages avec leurs porteurs, des musiciens, danseurs et chanteuses attachés à sa personne, de sa cour, de ses esclaves. Le tout vivait sur le pays occupé. C’est ainsi que le 20 juin 1867, elle quitta Tananarive pour Antanimandry station sur l’Océan Indien près d’Andevorante où la rejoignit la princesse Juliette.

Y eut-il entre les deux cousines un échange de confidences, de souvenirs, de regrets ? C’est peu probable ; elles se savaient, l’une et l’autre surveillées et n’auraient eu garde de commettre la moindre imprudence. Tout ce séjour avait été organisé pour distraire la royale voyageuse ; il ne devait être qu’une suite de promenades, de spectacles amusants de prétextes à visites et à réceptions. Jean Laborde faisait partie de l’expédition ; il donnait des avis médicaux que la reine écoutait avec confiance, mais qu’elle faisait pourtant contrôler par ses sorciers. On fit aussi la rencontre et la connaissance à Tamatave de Monsieur Garnier, nouvellement débarqué et venant occuper le poste d’Ambassadeur français auprès du gouvernement hova. On se livra pourtant à l’étude sérieuse d’un important projet, celui de la création, à l’embouchure de la grande rivière Andevorante, d’un port qui aurait été plus facile d’accès et plus proche de Tananarive, que Tamatave. Projet impossible à réaliser, le tirant d’eau de la rivière étant trouvé insuffisant.

L’état des villages de la côte était à ce moment là navrant. La vente du rhum s’y faisait librement ; il arrivait de Maurice et de Bourbon, se vendait 0,70 le litre, se buvait à la régalade, un demi litre d’une lampée, laissant toute la population dans des conditions qui allaient de l’excitation à la torpeur, jusqu’aux plus affreux résultats de l’alcoolisme.

Après avoir pris, pendant une semaine, les eaux chaudes aux sources de Ranomafana, la reine remonta toujours languissante, à la Capitale, où elle arriva avec une suite fort diminuée par les privations, les accidents, les maladies dont la petite vérole, et elle mourut le 1er Avril, par manque de soins, dit on, mais, très probablement parce qu elle préférait à tout autre traitement celui de ses devins et de ses sorciers.

Dès le lendemain, sa cousine, Ramoma était désignée pour lui succéder. Si Rasoherina avait été l’élue des adversaires de Radama II, Ramoma fut celle du Premier Ministre Rainilaiarivony.

Rainilaiarivony était de famille plébéienne, mais exerçant depuis longtemps le pouvoir. Son père, Rainiharo remplissait tout ensemble les fonctions de Premier Ministre, de Commandeur en Chef et avait toutes les faveurs de la défunte reine Ranavalona. A sa mort, le 10 Février 1852, celle-ci laissa éclater le plus grand désespoir. De pompeuses funérailles furent commandées ; un bœuf avait été immolé à chaque pas du cortège menant le corps du Palais au tombeau d’Isotry au milieu des lamentations aiguës des pleureuses échevelées. Ces cérémonies sanglantes demandèrent le sacrifice dq 16.000 bœufs. C’est sur le tombeau de ce même Rainiharo qu’un confident de la reine vit son visage cruel se fondre sous l’émotion et une larme couler sur sa joue. Ce que ce témoin frappé de surprise ne manqua pas de noter.

Sur les fils et petits-fils de son «Paramour» ainsi que l'appelaient les anglais, elle fit retomber toutes les générosités et toutes les faveurs. Ils recevaient leur part des impôts, redevances et prises. C’est à l’un d’eux que revint le beau terrain, près de la ville, que Radama 1er avait donné à Monsieur Hastie. Ils avaient ainsi amassé d’immenses richesses en argent, terres, troupeaux, esclaves.

Les deux fils de Rainiharo, Rainivoninahitriniony et Rainilaiarivony avaient mené le complot aboutissant à la tragédie du 8 mai. L’aîné, d’abord Premier Ministre, s’était rendu insupportable à Rasoherina ; de plus, accusé d’ivrognerie, il tomba en disgrâce, fut exilé à Antsirabe d’où, à plusieurs reprises, il essaya de comploter contre son frère cadet qui, à sa déchéance, avait cumulé tous les pouvoirs. A l’avènement de la nouvelle souveraine, la puissance du plus jeune frère se déploya ; il fit place nette autour du trône, c’est-à-dire autour de lui-même, et un édit du 4 mai 1868 condamnait à mort vingt personnages importants considérés comme dangereux, y compris et en tête de liste l’ex-Premier Ministre son frère. Ils furent graciés par Ramoma et leur peine commuée en un exil perpétuel dans des régions plus ou moins lointaines. Rainivoninahitriniony fut envoyé à Ambohimandroso du Sud. aux confins du Betsileo, loin de tout ce qui pouvait lui rappeler sa prospérité et sa famille. Il y mourut sans jamais revoir le pays d’Imerina.

C’est que Rainilaiarivony avait toutes les qualités d’un grand politique. Sa fine intelligence d’asiatique était initiée depuis longtemps aux intrigues au milieu desquelles il avait vécu ; il était prudent, sobre et sans pitié. Entièrement de sa race : il considérait froidement les démarches étrangères ; tout-à-fait de son temps : le passé et l’avenir ne l'intéressaient pas. Servi par un esprit subtil et observateur, il savait toujours choisir le mot juste, la solution avantageuse. Parmi un peuple de beaux parleurs, il était d’une rare éloquence.

Ramoma, elie, était sincèrement chrétienne. Tout enfant, elle fréquentait les mystiques assemblées où l’entraînait Rainiasivola son esclave martyre. Elle y entendait la lecture et les commentaires de la Bible ; elle partageait l’angoisse, l’exaltation, l’extase de ceux qui mouraient pour leur foi ; son frère Ramonja, de cela, avait cruellement souffert. Depuis longtemps, elle avait brûlé dans son cœur les puissantes idoles qu’elle allait bientôt livrer à des flammes plus réelles. Le Premier Ministre, plus froidement calculateur dans ses convictions, voyait dans les croyances de la reine et dans sa puissance pour les imposer la possibilité de s’affranchir enfin de la pesante servitude des sorciers.

Le 3 septembre 1868, sous son nouveau nom de Ranavalona II, la souveraine se présenta au peuple. Elle prenait là une place qu’elle aurait pu occuper depuis longtemps si elle n’en avait été écartée par la vieille reine.

Depuis 4 heures du matin, le canon tonnait assemblant à Andohalo une foule estimée à 150.000 personnes.

Près de la pierre sacrée, roc brut affleurant le sol, s’élevait l’estrade autour de laquelle se groupaient les princes et les princesses vêtus de rouge, couleur dynastique, la cour, les envoyés des tribus avec leurs armes, leurs parures, leurs costumes particuliers et les Européens. La reine apparut à demi-couchée sur un long palanquin, sous l’ombre de deux ombrelles rouges, signes de la pompe royale, précédée des danseurs, des chanteuses et des musiciens. Elle prit place sur la tribune tenant un court bâton doré dans la main. Près d’elle était préparée la couronne, non plus accompagnée de précieux fétiches, mais appuyée sur la Bible.

C’était tout le programme de ce règne.

Le spectacle était grandiose et pittoresque. Dans le silence frémissant, la reine s’apprêtait à parler; elle parla, d’une voix appliquée, distincte ; en une courte déclaration, elle rappela la présence des grands ancêtres, la sagesse des lois qu’ils avaient établies et que le christianisme rendrait plus humaines. Ce rappel du passé allait droit au cœur du peuple qui avait besoin de ce sentir rattaché aux traditions, et quand Ranavalona s’écriait « N'est-ce-pas ainsi, ô mon peuple, ô mon armée » ? C’était une seule voix qui, d’un seul élan, acquiesçait avec un enthousiasme qui faisait vibrer les collines.

On lut la loi nouvelle dans tous ses articles et la souveraine prit possession de tous ses pouvoirs en foulant la place sainte. Elle reçut alors le serment de fidélité et le don d’avènement de ses sujets sous la forme d’une pièce d’or ou d’argent.

Le rôle de Rainilaiarivony était complexe ; comme Commandant en Chef il devait à ce moment de la cérémonie commander le « Porizenitra » singulière déformation de notre «Portez Armes» afin de faire rendre les honneurs par l’armée. Comme Premier Ministre, il lui fallait prononcer un discours. Ce dernier rôle était loin de lui déplaire car il aimait à discourir, il était habitué aux succès oratoires et savait que dans ce souple style malgache plein d'images, il entraînait son auditoire. Il pérora longuement ; l’épée à la main, d’une façon théâtrale, s’arrêtant pour laisser parfois s’élever jusqu’aux nues les exclamations de la foule ou donner le temps aux musiciens de jouer un intermède.

La princesse Juliette ne manquait pas à l’appel, placée parmi la famille royale, à son rang de grandesse. Son embonpoint était devenu corpulence.

Quelles pouvaient-être ses pensées ? Ne revoyait-elle pas ce jour de septembre 1862 et tant de visages disparus ? N’était-ce pas avec quelque lassitude qu’elle contemplait toutes ces vanités humaines si passagères et si fragiles ? Récemment elle avait perdu son fils, puis son meilleur ami, son confident, Raharolahy. Pour l’un et l’autre elle avait été avisée trop tard et n’avait pu qu’assister à leurs derniers moments. Elle croyait qu’ils avaient succombé à des vengeances, à des intrigues.

Elle écoutait, elle observait, elle voyait cette reine sans jeunesse, sans fraîcheur, maladroitement fardée, l’air indifférent, gauche et raide dans ses parures. Elle pensait que dans les mains de ce petit homme habile et ambitieux, la nouvelle Ranavalona ne serait qu’un utile et docile symbole montré au peuple en toutes circonstances.

Ce fut avec des instructions précises que Juliette reprit le chemin de Tamatave. Elle escortait le nouveau Gouverneur de la ville qu’elle devait surveiller étroitement : la confiance régnait ! Rainifiringa avait eu une carrière tourmentée. Parvenu, avec la vieille reine, à la haute situation de gouverneur, élevé au grade de 14 Honneurs, il était tombé en disgrâce avec Radama II ; la politique adverse le plaçait à la tête de l’ambassade envoyée en Europe en 1863 pour y régler la question de la concession reconnue à la Compagnie Lambert par Radama II. Ilne paraissait pas avoir tiré grand profit d’expériences si diverses, si ce n’est qu’il parlait un peu l’anglais. Il était entouré d’une suite mal dégrossie. Leur maîtresse des cérémonies les éduquait de son mieux, leur apprenant à se servir d’objets aussi inutiles que gênants tels que la serviette et le mouchoir ; à reconnaître, dans une paire de gants, la main droite de la main gauche. Elle se croyait revenue à trente ans en arrière, elle les appelait « Mes sauvages ».

Le voyage se faisait, surtout vers la fin, par lentes étapes, l’entrée dans la ville ne devant pas avoir lieu avant la nouvelle lune.

Dans chacun des grands villages sur la route, on fêtait le passage du nouveau dignitaire : musique, chants et danses, discours et libations car le convoi de bouteilles n’était jamais laissé en souffrance. Tant qu’il n’y avait que les indigènes à traiter, la difficulté n’était pas grande, mais s’il s’agissait de quelqu’invité étranger, Mademoiselle Juliette avait à cœur de trouver, au moins, un couvert par convive. Le soir, à l’étape, les soldats, les porteurs, les esclaves se dispersaient dans le village et, dans une grande case, se logeaient pêle-même le gouverneur, sa femme, ses enfants, ses sœurs, ses secrétaires, ses serviteurs.

A Andevoranto, le convoi croisa le Docteur Lacaze arrivant de Bourbon et se dirigeant vers Tananarive. Il projetait de se loger chez Mademoiselle Juliette absente et dont la grande habitation, munie de quelque confort, était toujours ouverte aux Européens de passage, mais, il apprit que la propriétaire l’occupait elle-même. Il avait beaucoup entendu parler d’elle et désirait faire sa connaissance ; aussi, s’apprêtait-il à des politesses préliminaires quand il la rencontra et qu’à sa manière vive et franche, elle l’invita à dîner. « Il y a toujours de la place pour les amis chez Mademoiselle Juliette » s’écria-t-elle !

Il en parle en ces termes : « Personne aimable et bonne, originale, qu’il faut connaître. C’est de plus un personnage politique et un type remarquable à étudier ».

Après le repas, elle présenta le Docteur et ses compagnons, à Rainifiringa qui s’empressa et offrit du vermouth. Puis laissant cette société distinguée à ses réjouissances, les nouveaux amis se retirèrent. La nuit d’octobre de la forêt, chaude et humide tombait sur le village où résonnaient sourdement les gros tambours, les cris des danseurs s’agitant au milieu d’un cercle de chanteurs et de femmes claquant des mains en cadence.

Sous ce ciel étincelant, dans la paisible case, au murmure lointain de la fête, la princesse fit à ses hôtes le tableau de la domination hova. On comprenait difficilement qu’elle pût la supporter et qu’avec sa culture et son éducation, elle n’eut pas une situation plus ouvertement influente. Elle était trop prudente et trop fine pour le souhaiter, car, expliqua-t-elle, toute supériorité est considérée comme un danger dès qu’elle n’est plus utile, on en profitera le temps nécessaire mais elle sera, par la suite, impitoyablement sacrifiée.

«Ils sont nos maîtres », dit-elle.

L’entrée à Tamatave eut lieu le 15 Octobre au matin, en concordance avec les exigences astrologiques. Tout avait été préparé pour une parade qui devait rappeler la fête du couronnement. Il y avait là un déploiement de costumes bien fait pour égayer les Blancs qui y assistaient. Le représentant de la reine n’avait pas hésité à agrémenter son uniforme d’un ruban de grand officier de la Légion d’honneur. Raide et solennel, flanqué, à droite et à gauche de deux imposants africains coiffés du fez et des messagers de la reine (de ceux qui portaient ses ordres et aussi les mystérieuses sentences de mort, le visage tatoué et le sabre au clair), il contemplait d’un côté, les officiers et les soldats dans les tenues les plus fantaisistes, où chacun avait apporté sa pointe d’originalité et où parfois il manquait une partie essentielle du vêtement (la veste ou le pantalon) et tous armés de sagaies aiguës et luisantes. De l’autre les spectateurs. En face, mademoiselle Juliette en robe rouge et gants blancs, sous l’ombrelle écarlate. Il faisait un soleil de feu, la musique jouait des airs méconnaissables, les discours se succédaient et au nom de Ranavalona le « Porizenitra » fut commandé suivi des acclamations du peuple.

A la suite de cette flamboyante performance, le nouveau gouverneur offrit un banquet sans se douter combien cette réception, si rapidement organisée, devait coûter de peine à son infatigable aide-de-camp. Les habitants de la ville furent mis à contribution et chacun fournit sa part. L’invitation était pour 4 heures ; devant les convives réunis, la princesse Juliette prononça, au nom de Rainifiringa, une courte allocution de bienvenue dans laquelle s’affirmaient les intentions bienveillantes, le désir de justice du gouvernement hova envers les puissances étrangères.

L’aspect des préparatifs ne paraissait pas répondre aux multiples efforts déployés depuis quelques heures : sur la table apparaissaient sans ordre et tous à la fois les mets les plus divers : fromage, viande, sardines, fruits, riz, patates qu’on offrait et absorbait pêle-mêle, au hasard. Mademoiselle Juliette haussait les épaules ! Elle traduisit les toasts prononcés par les représentants des nations étrangères et les notables de la ville et le bal commença. Il n’y avait là que deux représentantes du beau sexe, les femmes du premier et second commandants, il n’était d’ailleurs pas d’usage qu’elles dansassent, aussi les hommes dansèrent-ils entre eux, les vieillards étaient les plus ardents à sauter aux airs déformés des polkas et des mazurkas.

* * * *

Sur son rocher escarpé, dans son palais, entouré de sa famille et de ses fidèles, le Premier Ministre se livrait à des méditations profondes. Une place était libre près de la nouvelle souveraine ; qui donc allait la prendre ? Pour la paix de l’Etat ce ne pouvait être un prétendant ayant, comme elle, des droits à la couronne. La reine avait beau être intronisée devant Dieu et les hommes, on savait trop ce que cela valait devant une révolution bien conduite. Pour les projets de Ranavalona, dont le plus intime désir était l’épanouissement de ses plus chères croyances, quel pouvait être, dans son entourage, celui qui avait donné des preuves certaines d’un complet détachement des détestables idoles? Un choix inconsidéré pouvait introduire au Palais un retour des persécutions et des luttes. C’est ainsi que devant ces problèmes délicats le mariage de Rainilaiarivony et de la reine fut résolu. Mais le Premier Ministre était marié ; la polygamie n’était plus de mise ; il se sépara donc de sa femme à laquelle il avait été fidèle et qui lui avait donné 16 enfants.

Il nous est difficile d’éclairer de tels actes à la lumière de notre esprit sans les juger fâcheux, bien que nous ne soyons pas sans point de comparaison dans notre histoire.

La cérémonie eut lieu le 19 février 1869 présidée par Andriambelo, pasteur de l’église du palais, et elle fut rapidement suivie du baptême solennel des nouveaux époux ainsi que, après quatre mois de cathéchuménat, de leur réception, à la table de communion. Ils devenaient ainsi membres actifs de la congrégation et dès lors le christianisme se répandit dans le pays sous la forme du protestantisme.

Rainilaiarivony pouvait dire, avec plus de raison encore que Louis XIV, « l’Etat c’est moi » car, si, comme Premier Ministre il était chef politique, comme commandant en chef, chef militaire, il devenait aussi chef spirituel.

La conséquence fut que cette jeune église malgache, encore mal assurée dans sa marche rapide, s’émancipa dangereusement de ses conducteurs naturels : les missionnaires. Il arriva que, dans des cas discutables et difficiles, au lieu de chercher l’avis d’hommes sages et indépendants, capables de diriger les consciences mal éclairées, on alla prendre le vent au palais où, selon les exigences et les intérêts de la politique, il y eut, avec le ciel, des compromis et des accommodements.

Les communautés de Tananarive se réunissaient dans des lieux du culte toujours plus nombreux, toujours plus remplis; on s’y livrait pendant des jours entiers à la passion des discours et des chants. Le zèle missionnaire s’empara des fidèles qui décidèrent d’envoyer, dans les tribus ignorantes, des évangélistes choisis parmi eux, instruits et consacrés par eux. Ces messagers de la Parole partaient munis, non seulement du viatique de l'église-mère, mais aussi de la bénédiction et des instructions de la Reine, du Premier Ministre, sous forme d’un certificat officiel revêtu du cachet royal et des signatures des deux plus hautes autorités du pays. Ces instructions étaient de rechercher, avant tout, la gloire de Dieu et le salut des âmes. Mais, les ambassadeurs mystiques entraînaient avec eux tout ou partie de leur famille qui, s’installant à leur suite, dans les pays nouveaux, y créaient des comptoirs de vente et d’achats et de prêts d’argent. Les hovas sont ainsi faits que le commerce leur est naturel et nécessaire.

Nous devons constater que beaucoup de bien résulta de cette pénétration pacifique, mais elle a été rendue plus difficile et plus lente par le manque de confiance et de sympathie des ouailles devenues, aussi bien, clientes.

Ces procédés ne pouvaient être approuvés par les missionnaires, mais ils n’étaient nullement censurés en haut lieu où chacun spéculait visant un profit immédiat et personnel. Le bien de l’Etat n’étant jamais envisagé.

Quant à Mademoiselle Juliette, elle ne s’intéressait pas à cette floraison de conversions et d’églises, elle n’y voyait que des intrigues politiques. Son bon sens était parfois obscurci par le jugement qu’elle avait porté, une fois pour toutes, sur ses dominateurs. Il faut bien dire aussi qu’aucune réforme n’apparaissait dans ce nouveau régime qui semblait avoir atteint un point mort, comme la civilisation chinoise.

Le Premier Ministre était surtout occupé à consolider et à agrandir ses richesses et celles de ses enfants. Il semblait être aussi inconscient du marasme dans lequel s’enfonçait le pays, qu’ont pu l’être Louis XVI de la misère du peuple et Nicolas II du bouillonnement des esprits ; il ne songeait guère, par conséquent, à y porter remède. Les fonctionnaires ne recevaient aucun subside du gouvernement ; ils retiraient tout, directement de leurs administrés et ne se faisaient pas scrupule d’en tirer le plus possible, de toutes façons : impôts, amendes, esclavage et plus que tout : la corvée épuisante, implacable, mortelle.

Les jeunes gens qui allaient en Europe parfaire des études fort sérieuses, menaient pendant leur séjour au loin, une vie libre, recevaient les bienfaits d’une organisation sociale équilibrée. A leur retour dans leur patrie, ils parlaient d’établir une sage administration, un système financier ; tout ce qui manquait chez eux leur sautait aux yeux. Mais ils étaient bien vite remis en tutelle et n'avaient jamais l’occasion de faire preuve d’initiative et de personnalité. Quant il s’agissait de son autorité absolue, Rainilaiarivony n’éparguait personne, même pas ceux qui lui tenaient de plus près, s’il les soupçonnait de vouloir y porter atteinte. Il condamna son neveu, le fils de sa sœur, Ravoninahitriniarivo, à vingt années de fers, sous prétexte qu’il avait fait faire un cachet personnel, empiétant ainsi sur les privilèges du Premier Ministre. Le lieu d’exil avait été fixé à Ambositra. En 1890, un jeune docteur indigène, chargé d’une enquête à propos d’un soi-disant complot, le trouva dans un état de misère indescriptible, squelettique, vêtu d’un mince lambeau de colonnade. Ému de pitié, l’envoyé lui parla de sa famille dout il avait été complètement séparé, de ses biens dispersés. Mal lui en prit, cet élan de compassion lui valut d’être envoyé aux arrêts à Majunga.

Ayant appris qu'un de ses fils, Rajoelina, était considéré par un parti de jeunes, soutenu par le Docteur Rajaonah son gendre, comme capable d’exercer le pouvoir à sa place, il prononça contre l’un et l’autre la sentence de mort. Cependant, dépouillé de tous leurs biens, ils furent seulement condamnés à un exil perpétuel à Ambositra.

Quand ayant écarté tout ce qui menaçait sa puissance, il s’avisa de modifier certaines formes de son gouvernement, ce fut encore par un calcul tout personnel qu’il frappa la caste noble trop fière de ses ancêtres et de ses privilèges et qui murmurait avec mépris : « Sommes-nous donc commandés par le hova », donnant à ce mot son sens de roturier. Il confia les charges et les bénéfices leur appartenant jusque-là, à des plébéiens qui en abusèrent à leur tour, tout autant que leurs prédécesseurs, mais avec moins d’habileté et moins d’expérience. Cela augmenta le désordre et le brigandage.

Livré aux caresses et aux fureurs de l’Océan Indien, Tamatave, port marchand, présentait l’aspect le plus varié le plus animé.

Les navires y déversaient, chaque année, en plus d’une légère pacotille, pour près de 125.000 dollars de toile et de cotonnade américaines. De moins bonne qualité que les mêmes produits français et anglais, elles étaient bien meilleur marché. Les bateaux se chargeaient des bœufs à bosse et à longues cornes descendant des Haut-Plateaux en lents troupeaux houleux. Plus de 40.000 têtes de bétail prenaient, tous les ans, le chemin de Bourbon et de Maurice. Sans compter les convois malodorants de peaux entassées sur la tête des coureurs traçant la piste malgache et aussi les envois de ce riz si apprécié, rond, blanc, fleurant l'amande ; les balles de paddy sec et léger destiné à nourrir les chevaux des îles ; les cages des volailles caquetantes, particulièrement ces oies savoureuses renommées pour leur chair parfumée par les herbes odoriférantes et salées de la côte.

En ville, le marché hebdomadaire se ressentait de cette activité ; il devait suffire aux besoins de la population autochtone ou flottante, aussi y trouvait-on, en abondance, tous les produits du pays, ceux de la mer et de la forêt, de la rivière ou des rizières.

Les indigènes y pratiquaient encore le troc, dans bien des cas ; mais, les achats se faisaient surtout à l'aide de parcelles d’argent provenant des piastres divisées et pesées. La monnaie d’or était inconnue, c’est pourquoi, des voleurs s’étant emparés d’un certain nombre de pièces de 10 frs de ce métal, n’en connaissant pas la valeur, les avaient estimées à 0,50 et les écoulaient comme telles.

Les frères Bontemps, négociants français, présidaient au plus tentant pêle-mêle composé des objets les plus hétéroclites : outils et biscuits, souliers et farine, clous et chapeaux, batterie de cuisine et nouveautés parisiennes, sans parler de ce fameux et authentique champagne portant sur l’étiquette l’effigie de la reine Ranavalona.

Les liens avec la France se resserraient, les bateaux des Messageries Maritimes apparaissaient maintenant régulièrement, à date fixe, dans la rade. Monsieur Henri Alibert était représentant de la Compagnie.

Mademoiselle Juliette voyait tous ces changements, tous ces progrès ; elle ne faisait plus de longs voyages, elle avait atteint un grand âge; elle était devenue obèse. Lourdement portée sur son filanzane, elle parcourait la ville, visitait ses amis et ses protégés. Sa vie était faite au milieu de ses esclaves qu’elle traitait avec justice et douceur et qui l’entouraient de leur fidèle dévouement, et de sa famille entièrement retournée aux mœurs indigènes. Son fils cadet, élevé à Bourbon, menait, à Andevorante, l’existence des malgaches ; rien ne pouvait faire croire qu’il avait reçu une éducation toute différente. Son frère, à Ivondro, était incapable de tenir tête aux surveillants hovas dans la guildiverie. Une de ses nièces était tatouée.

Il en est souvent ainsi dans ces races qui font dans la civilisation des bonds imprévus et irréguliers. Le graphique des progrès d’un peuple ne tient pas compte de ces efforts isolés qui ont cependant, parfois à longue échéance, un effet certain sur la courbe ascendante.

Si Juliette avait quitté les «longs espoirs», elle gardait les «vastes pensées». Assidue à ses lectures qui étaient pour elle un univers, elle possédait, comme tous les amoureux des livres, une vie intérieure qui dépassait les bornes du temps et de l’espace.

Dans sa case entourée de la ronde des palmiers échevelés par le vent du large, enlacée de lianes odorantes, se groupait un cercle d’amis et de visiteurs qui, attirés par son clair et brillant esprit, étaient retenus par sa bonté charmante. On y voyait Monsieur Gaudelette, alors à la tête de la gendarmerie de l’île, il commandera plus tard la Garde Républicaine de Paris, et sa jeune femme ; Monsieur Laisné, combatif journaliste, fondateur et directeur du journal «La Cloche» défendant les intérêts français, se débattant dans des hauts et des bas financiers ; le généreux et serviable Alibert ; les frères Bontemps; Monsieur Joël, le Savoureux résident de France ; l’ingénieur Buchard. A tous ceux-ci venaient se joindre les amis bourbonnais et mauriciens et bien des nouveaux débarqués. On échangeait et commentait les événements. Bien souvent, on sollicitait les pittoresques récits de l’hôtesse qui y faisait revivre les temps héroïques ; alors que les grands voiliers fuyaient, comme des oiseaux sauvages, les côtes inhospitalières ou quand un des plus grands personnages du district, l'administrateur du tanguin, vous conviait galamment à danser, quitte à vous envoyer le lendemain l’ordre de boire la coupe empoisonnée ; quand Mahasoa était le rendez-vous des plaisirs et de la gaieté. Récits qui mettaient parfois, dans la voix de la narratrice, une émotion profonde lorsqu’y passait l’ombre du prince Ifisatra et le souvenir de sa tragique destinée, ou bien quand il était question de ces cyclones dévastateurs, de celui en particulier qui rejeta au rivage un homme nu, demi-mort, ruiné, mais dont l’intelligence et la volonté contenaient plus de richesse qu'un galion retour des Indes : Jean Laborde.

Parfois, il fallait démêler les difficultés réelles ou supposées qui s’élevaient entre les étrangers et Rainidriamampandry, gouverneur de la ville, Commandant du Camp de Soadirana où il habitait, avec sa famille, une grande maison d’apparence très propre ornée d’un tapis et de miroirs.

L’Ingénieur Buchard parlait à ses amis de ses projets et des plans que Monsieur le Résident Général Le Myre de Villers l’avait chargé de faire pour les travaux à effectuer à Diégo et son territoire. Car, c’était l’époque où la France venait de gagner la seconde manche dans cette grande partie engagée entre elle et le gouvernement hova. Quelques années plus tard elle s’adjugera la belle.

Rainilaiarivony ne comprenait pas la France et, en vérité, nous ne pouvions l’exiger de lui : par la façon dont elle a su faire face aux mauvais jours, elle a réservé plus d’une surprise à des hommes politiques plus expérimentés et plus documentés que lui. Il était resté sur l’impression du désastre de 1870, il croyait que la nation vaincue avait perdu, là, beaucoup de sa force et tout son prestige. Aussi promettait-il, avec la plus entière assurance, dans ses brillants discours que, malgré les menaces pressantes de l'ennemi, l’intégrité du sol malgache serait gardée. Comment aurait-il connu les ressources cachées, les mystérieux ressorts que possède cette race qualifiée trop facilement d’insouciante et de légère et qui sait mettre tant d’entêtement dans l’effort et tant de réflexion dans la pensée ? Le traité de 1885, auquel le Premier Ministre fut acculé, causa donc un grand étonnement qui accentua le mécontentement précédemment ressenti à son nouveau mariage.

Ranavalona II était passée de vie à trépas le 15 juillet 1883 emportée par l’hydropisie, à l’âge de 54 ans. Fidèle jusqu’à la mort à ses principes, elle avait pris ses dispositions pour que toutes les manifestations païennes fussent exclues de ses funérailles, mais celles-ci furent réduites à un tel point, que, par une économie bien singulière chez des gens qui entourent les morts de soins plus attentifs que les vivants, le cercueil d’argent de la vieille reine fut rouvert pour y déposer aussi la défunte. Ceci déplut au peuple qui y vit un manquement aux traditions sacrées. Pour l’apaiser, on sacrifia mille bœufs à la clôture des fêtes de l’enterrement.

Le 16, jour qui suivit le décès, sans laisser le temps à d’autres prétentions de s’affirmer, la jeune Razafindrahety était désignée pour monter sur le trône. Elle faisait partie de la Dynastie comme cousine de Ranavalona II, mais avec l’élasticité des parentés malgaches, elle était considérée comme sa fille.

Avec les autres petites princesses de la famille, elle était élevée auprès de la reine qui leur faisait donner une éducation chrétienne. En 1874, le dimanche 5 avril, elle avait été baptisée par le pasteur Rainimalanjaona. Toute cette jeunesse royale fréquentait la grande école d'Ambodin’Andohalo dirigée par miss Bliss. Cet établissement recevait de nombreuses élèves sans distinction de caste, mais Razafindrahety, sa sœur et ses cousines y avaient un emplacement réservé dans cette haute et grande salle aux larges fenêtres, aux murs blancs. Une sorte de tribune accrochée à une certaine hauteur de la paroi de droite, ayant un accès privé, dominant l’assemblée des maîtres et des élèves, leur était destinée. Toutes les écolières recevaient les mêmes leçons puisées dans la morale évangélique, destinées à les éclairer sur leurs devoirs d'épouses et de mères chrétiennes et à leur donner le moyen de les accomplir.

L’enseignement du chant était particulièrement développé, dispensé par des maîtres distingués et, chaque jour, précédant ou suivant les murmures et les bourdonnements des leçons et des récitations, de beaux chœurs à 4 voix s’élevaient et semblaient soulever le grand bâtiment comme le vent soulève les voiles d’un vaisseau.

Pour parfaire cette éducation, les petites filles faisaient des séjours chez Madame Sibree.

Les Sibree n’avaient point été poussés sur les côtes malgaches par un souffle d’aventure ; ils y avaient abordé en 1863 avec un but défini et un travail désigné d’avance. Leur arrivée faisait partie de projets depuis longtemps mûris. Les églises chrétiennes d’Angleterre et d’Amérique avaient réuni des sommes importantes destinées à élever des temples en pierre afin de commémorer les souffrances, la foi, la mort des martyrs. Pour de tels travaux, des techniciens étaient nécessaires. Monsieur Sibree, architecte de profession aussi bien que savant et érudit, fut choisi pour présider à ces constructions. Il fit à Madagascar une œuvre solide et durable et contribua, au propre comme au figuré, à établir cette base de roc et de ciment sur laquelle la France, à son tour, put construire dès son arrivée.

Il mourut en Angleterre, le 6 septembre 1929 à l’âge de 97 ans, d’un accident de bicyclette.

Madame Sibree était, à elle seule, tout un climat. Dame anglaise de distinction, jamais on ne la voyait «en pantoufles» ou dans cette paresseuse élégance française «le négligé». Son intérieur était le home type avec sa lumière tamisée par les rideaux neigeux, ses bruits adoucis, ses meubles lourds et brillants, ses sièges disposés pour la lecture ou la causerie, sa bibliothèque aux reliures nuancées. Et, aux soirées fraîches de ce climat de montagne, la flamme claire de l'âtre se jouait dans le palissandre poli. Quel que fût le visiteur ou l’heure de la visite, l’accueil était digne et simple, cordial et attentif et, sans aucun signe apparent de la maîtresse de maison ; sur les dentelles du plateau apparaissaient le beau service à thé en argent, les tasses de fine porcelaine, le bol de cristal, la coupe de gâteaux dorés.

Tout respirait l’équilibre familial, l’ordre domestique, les studieuses habitudes. Dans une telle ambiance, les jeunes pupilles ne pouvaient manquer de prendre un parfum de bonne compagnie et d’acquérir à la fois les vertus de Marthe et celles de Marie. Elles allaient et venaient, la démarche souple et droite dans leurs robes fraîchement repassées, leurs lourdes nates relevées sur la nuque, saluant d’une révérence. Ou, dans l’embrasure des fenêtres, traçaient sur le linon d’Irlande des fleurs légères de leurs doigts aux ongles polis et rougis avec le suc d’une plante qu’elles appelaient balsamine. Ce détail était, pour les dames étrangères, un des derniers signes de la barbarie ! Les idées ont bien changé depuis.

Dans ce milieu si correct, un peu compassé, Razafindrahety mettait le feu follet de son étourderie. De toutes ces fillettes réunies là, elle était peut-être la dernière qu’on put se représenter revêtue de la majesté royale. Elle fut cependant choisie, de préférence à sa sœur aînée Rasendranoro, grosse fille peu favorisée de la nature. La beauté n’a-t-elle pas toujours mis son poids dans la balance de la destinée ?

A 20 ans, Razafindrahety avait toute la grâce de la jeunesse, de taille moyenne, le teint clair, les yeux d’un noir liquide, la physionomie mobile, les attaches fines. En mai, quelques semaines avant son accession au trône et alors que les intrigues se nouaient déjà autour d’elle, son mari, Ratrimo, avait été emporté par une maladie au diagnostique incertain. Par raison d’Etat, son mariage avec le Premier Ministre fut célébré.

Le mécontentement de la cour et du peuple ne venait pas seulement de ces événements autour desquels planait une certaine obscurité ni de la différence d’âge entre les nouveaux époux, mais aussi et surtout, de la parenté des deux reines qui constituait un cas prohibitif, selon la loi indigène. Sans s’arrêter à ces sourds murmures qu’il ne pouvait ignorer, celui qu’on aurait pu appeler « le faiseur de reines » fixa la date du couronnement au jour anniversaire de naissance de Razafindrahety, c’est-à-dire au 22 novembre ; elle avait juste 22 ans. Cette date resta, par la suite, consacrée à la fête nationale malgache. Les cérémonies se déroulèrent avec la pompe et la solennité habituelles autour du rocher d’Andohalo mais, cette fois, la jeunesse des écoles prit une grande part à la parade, 400 garçons armés de fusils firent des démonstrations guerrières et 400 filles défilèrent en théories fleuries.

Plus tard, on releva dans ces cérémonies, deux faits importants ou qui parurent tels. Dans sa proclamation la reine déclara : «Je ne céderai jamais aux Français la moindre parcelle du sol malgache, non, même pas pour y planter un grain de riz». Paroles vaines et bientôt démenties. Puis, après avoir frappé du pied le roc sacré en remontant sur l’estrade, elle laissa glisser sa couronne qui tomba à terre. Ce qui parut un mauvais présage et ce qui pouvait rappeler la fillette étourdie qu’elle avait été.

Quand la nouvelle souveraine ne se montrait pas officiellement, en grand apparat, dans sa pourpre, sous son grand parasol rouge à boule d’or, sur la varangue de Manjakamiadana, elle recevait ses visiteurs dans la grande salle du Palais aux meubles disparates, de styles différents, venant d’Europe et choisis au hasard. On y voyait encore le piano Erard depuis longtemps désaccordé sur lequel trente ans auparavant, pour obéir aux ordres de la vieille reine, Madame Ida Pfeiffer avait dû exercer ses doigts rouillés.

* * * *

Mais c’était surtout dans une pièce meublée à son goût personnel que la jeune reine aimait à recevoir ses amis. Elle avait gardé de son contact avec les dames européennes une certaine science de l’harmonie et des élégances discrètes. Cela se voyait dans le petit salon Louis XV, aux sièges légers, frais, coquets, recouverts de soie blanche brodée de bouquets de myosotis et ouvrant sur une claire vérandah vitrée. Les tentures murales s’assortissaient à l’ensemble. On remarquait une belle table de Boule aux cuivres étincelants, un tapis d’Arras, un lustre de Venise. C’était le boudoir d’une jeune élégante ; cependant, il était un peu déparé par la présence de deux pendules dont une certainement était de trop, d’autant plus que, quand elles marchaient, elles ne s’accordaient pas plus entre elles qu’avec le soleil. Ceci, d’ailleurs, n’avait aucune importance dans un pays où le temps n’est pas de l’argent.

La reine s’habillait comme une parisienne. Les toilettes venaient de la capitale des élégances, façonnées à la mode de 1880, c’est-à-dire prodigues de bouillonnés, du rubans et de fronces.

Dans ces réceptions intimes, le Premier Ministre se tenait debout à côté du fauteuil royal. Il avait alors dépassé la soixantaine, il était de petite taille, son teint naturellement foncé s était assombri avec l'âge. Sa bouche fine et serrée accentuait l'expression volontaire de son visage : son regard était d’un dictateur : assuré, vif et perçant, il teignait sa moustache. Sa mise était raffinée, appropriée à toutes les circonstances, son linge d’une finesse et d’une blancheur remarquables ; sur sa cravate brillait un diamant. Sa main, petite, portait un gros anneau d’argent, et, seul détail original de sa tenue, une lourde chaîne d’or faisait le tour de son cou avant de retenir un beau chronomètre.

Il répondait généralement lui-même, à sa façon facile, poétique, imagée, aux salutations, compliments et hommages adressés à Ranavalona. Sans doute, il n’était pas sans certaines préoccupations qui n’avaient rien à voir avec la politique, la jeune femme était gaie, coquette; elle aimait la toilette; jusqu’à la fin, dans son exil, ses robes seront son grand souci ; son regard s’appuyait avec complaisance sur les jeunes hovas, retour d’Europe, fringants et désinvoltes.

Tamatave était alors et devait rester longtemps encore le seul point de la côte faisant communiquer régulièrement l’Océan avec la capitale. Mademoiselle Juliette voyait donc passer toute la jeunesse prenant son vol vers les pays lointains. Elle en voyait les joyeux départs, les heureux retours.

Les missions choisissaient, parmi l’élite de leurs disciples, ceux qui étaient à même, de par la solidité de leur caractère, autant que par la qualité de leur intelligence, de profiter d’un séjour dans les universités européennes. Les uns allaient compléter des études de médecine; pour ne citer que deux noms parmi ceux-là : voici Randrianaly qui épousa par la suite Rasendranoro, sœur de la reine, et Rajaonah qui devint le gendre du Premier Ministre. L’un et l’autre passèrent des examens exceptionnellement brillants à la Faculté d’Edimbourg où il avait été créé une chaire pour l’étude des « Maladies Orientales ».

D’autres allaient à Londres, ou à Stavanger en Norvège, approfondir des études de théologie ou prendre des grades universitaires. il était peu question de la France à cette époque ; cependant, quelques fils de familles nobles ou de notables s’instruisaient dans le grand collège des Jésuites à Toulouse. Ils revenaient ayant acquis beaucoup de sciences diverses, des idées nouvelles, la faculté de comparer et de choisir, mais ils étaient bien vite et tout naturellement repris par « l’âme du pays », la tradition et la caste, la douceur du ciel, la saveur du riz.

Sur certains, se refermaient la terre étrangère et c’était là pour eux le grand risque à courir : ne pas rejoindre dans le tombeau de famille les ancêtres qui les y attendaient.

La princesse Juliette, en contact avec cette génération montante, se demandait quelle serait sa réaction quand le vieux ministre disparaîtrait. Qui ramasserait la noix creuse que le dictacteur agitait, maintenait orgueilleusement dans sa main? Dans sa réponse, elle faisait mieux que prévoir, elle devinait. Elle savait que le salut de son pays, paralysé et arrêté dans son évolution naturelle par des traditions désuètes, l'ambition et l’intérêt des castes, serait dans l’intervention d’une puissance étrangère, qu’elle voyait forte dans ses armes, juste dans ses lois, généreuse dans ses sentiments.

Elle parlait ainsi, aux heures de confidences, à ceux qui l’entouraient et pour lesquels elle était un élément de courage et de persévérance, une conseillère pratique sachant ne point mêler le rêve aux réalités et donnant quand il le fallait, avec celui de ses amis qui était las ou découragé, le coup d’aile qui surmonte les moments difficiles.

C’est un personnage bien singulier qui fit son apparition à Tamatave en 1886. Débarquant de la Réunion avec son secrétaire Monsieur Pappasogly, Monsieur Marius Cazeneuve terminait son quatrième tour du monde. Originaire du midi de la France et qui plus est, de Toulouse dont il avait l’assurance et la faconde, il était 150% français. Il étalait de nombreux titres à l’admiration des foules ; mathématicien, astronome, géographe, officier de santé, explorateur, magicien, il y ajoutera plus tard, après quelques mois de séjour à Tananarive, celui de « Médecin et Conseiller intime de la reine de Madagascar Ranavalo Manjaka ».

A son départ de Bourbon, on lui avait dit : «Vous allez voir Mademoiselle Juliette». Ce fut donc avec curiosité qu’il pria Monsieur Gaudelette de l’introduire auprès d’elle. Le jugement qu’il porte à son sujet concorde parfaitement avec ce que nous avons déjà entendu dire par tous ceux qui l’avaient rencontrée. Il la déclare étonnamment vive malgré son surprenant embonpoint, il trouve son rire étincelant et jeune malgré son âge. Pour le grand voyageur qu’il est (chose beaucoup plus rare à cette époque qu’aujourd’hui) elle se montre une interlocutrice intelligente, curieuse et érudite. Il la compare à Alexandre Dumas père « mais plus grosse encore », dit il.

Monsieur Cazeneuve séjourna quelque temps à Tamatave. Cependant son but n’était pas d’étonner les naïfs Betsimisaraka par ses talents mystérieux; il avait le projet qu’il qualifiait de patriotique, d’aller les déployer devant la reine afin de la disposer favorablement pour la France. Si vraiment les tours de magie, qu’il exécuta, étaient tels qu’il les décrit, ils pouvaient bien surprendre le public de la cour hova. Les spectateurs n’étaient pas loin de le croire doué d'une puissance surnaturelle, mais il déclarait honnêtement que ces magnifiques expériences n’étaient que des manifestations de la « Science Française ».

Sa singulière habileté eut, toujours à l’entendre, des résultats bien inattendus puisqu’elle lui permit d’arranger la diplomatie quelque peu embrouillée de Monsieur Le Myre de Villers et de faire annuler le traité concernant l’emprunt du gouvernement malgache à la Banque Kingdon de Londres, en faveur du Comptoir d’Escompte de Paris. Ce récit est paré d’une fantaisie romanesque bien digne d’un descendant des troubadours.

Mademoiselle Juliette rencontra encore Monsieur Jullien en 1887, mais, peu après, elle entra dans le grand repos.

Elle avait vécu comme ces êtres privilégiés qui, n’étant pas riches, ont su répandre des trésors sans avoir à mesurer leur cœur inépuisable avec leur bourse. Ce cœur qu’elle avait offert de diamant aux dures lois de l’existence qui l’avaient frappée et de chair tendre aux souffrances des autres. Le rythme des destinées l’avait bercée, le temps n’était pas aux subtiles analyses du « Moi ».

Âme d’élite, servie par une belle intelligence, ayant le sentiment de son rang, ne reniant nullement sa race, elle avait su choisir, sans snobisme et sans vulgaire ambition, tout ce qui, dans les mœurs d’un autre peuple que le sien, répondait à ses goûts et à son esthétique. C’est d’elle que le poète pouvait dire « Avec elle, une harmonie est morte ».

Longtemps dans la région où elle était connue, on prononça son nom, on rappela sa bonté, on évoqua son originale figure avec émotion et respect.

Elle partit, ainsi que ceux qui, ayant survécu à leur génération, ont pu dire comme Shelley :

« Et j’ai regardé dans le jardin de la vie
«Je n’y ai trouvé que des tombes».

Sur ce long chemin parcouru, elle avait compté les épreuves, les erreurs, les échecs ; mais, avant de fermer les yeux sur la nuit, elle avait vu poindre l’aurore de la justice et de la liberté.

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Mis à jour le 2020/07/31